Fondés sur une volonté d’expérimenter de nouvelles façons de vivre ensemble, nos systèmes d’échanges locaux (SEL) sont des laboratoires de réflexion et d’action. Suite à la rencontre InterSel à Poisy et à l’article de Jean-Michel Servet, je tiens à partager ici mes interrogations et mes pensées.
Tout d’abord la question de l’équivalence des heures échangées nous renvoie aux questions essentielles et philosophiques. Chaque être humain est égal en essence et en droit comme nous le rappelle la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme1. Au delà de cette égalité fondamentale, il me semble de bon sens de comprendre que toute heure mise au service est différente. En même temps comment pouvons nous reconnaître et apprécier cette diversité sans retomber dans les schémas mercantiles qui accroissent les inégalités et apportent souffrance et violence au sein de nos sociétés ? Pourquoi 1 heure de ménage vaudrait moins qu’1 heure de conseil juridique ?
Pourrions nous oser nous laisser libres de négocier les prix entre l’offreur et le demandeur ? Est-ce déjà le cas ? Car qui peut vérifier le nombre d’heures offertes ? Celui qui donne ? Celui qui reçoit ? Que comptent ils ? le temps ensemble ? Et si nous osions discuter avant l’échange pour nous mettre d’accord, nous accorder, sur les termes de l’échange, ses objectifs, ses critères de satisfaction, ses engagements de moyens. Et si nous nous faisions confiance mutuellement et collectivement pour manifester notre sagesse et notre bienveillance naturelle…
En ce qui concerne la « corne d’abondance » ou le « puits sans fond », je distingue deux sujets : la problématique technique d’échange inter Sel et l’aspect philosophique de récompenser justement les contributions au collectif. Pour ce qui est de l’aspect technique proprement dit, je tiens à rappeler qu’il est plus facile technologiquement d’échanger entre systèmes lorsqu’ils sont basés sur les mêmes règles. Dans le cas d’un « crédit mutuel » ou « troc notifié », comme ce qui est utilisé dans les Sels, les règles sont claires :
• chaque échange fait l’objet d’une double transaction équivalente dont la somme est nulle (par ex : +60 et -60)
• les comptes doivent respirer, c’est à dire osciller du + vers le – et vice et versa, comme le don et recevoir sont complémentaires2.
Certains Sels choisissent de borner leur système en fixant des limites positives et négatives au compte. Ce choix permet d’échanger plus aisément avec d’autres Sels dotés des mêmes règles. Ce facteur de bornage est un des critères qui permettront à chaque Sel de décider s’il souhaite échanger avec ce dit Sel. En dehors des complications techniques que des échanges entre système différents peuvent apporter, c‘est bien sur une base de congruence de valeurs et de réciprocité que les échanges peuvent se réaliser. Cet accord ne pourra se faire que sur la base d’une gouvernance adaptée et choisie.
Interconnexion et échanges INTERSELs
Pour le moment, avec la technologie développée par Community Forge, les seuls échanges possibles entre Sels seront entre Sels utilisant à la fois l’heure comme unité de mesure (avec une table de conversion fixe) et un crédit mutuel borné. Plus tard davantage de complexité sera certainement possible en intégrant des conversions entre différents types d’unité, différents systèmes et des indicateurs autres que comptables. Je l’espère grandement car je prône la diversité pour sa richesse tout en l’interconnectant en une unité globale.
Un Sel peut également décider d’utiliser un autre système d’échange. Par exemple, il peut décider d’imprimer des billets, de les distribuer à chaque nouveau membre, à chaque contributeur ou à ceux qui en ont le plus besoin, Ces billets seront alors utilisés entre membres lors de la réalisation d’un service. C’est alors un système « fiat » qui est mis en place (et non un système « crédit mutuel ») où la monnaie est créée ex-nihilo par le collectif. Et ce système est tout aussi valable, il s’agit juste d’un choix pour se doter du système qui satisfasse nos besoins philosophiques et matériels. Ici revient encore la problématique de la gouvernance : qui et comment on décide de
créer de la monnaie ? pour faire quoi ? pour qui ?
Du point de vue plus philosophique, le fait que certains Sels décident de récompenser les contributeurs me semble très sain et très juste. Par contre que cette contribution induise une plongée dans un puits sans fond me paraît pernicieux voire illusoire. En effet, comment le fait de donner à un individu devrait mettre en débit le collectif ? Et pourquoi la richesse créée ensemble ne pourrait-elle pas être mise au crédit du collectif ? Nous pourrions imaginer que dans le cas de l’organisation d’un évènement bénéfique à tous, chaque contributeur soit récompensé et chaque bénéficiaire invité à reconnaître la part qu’il reçoit. Ainsi par exemple les volontaires à l’installation d’une BLE recevraient des points Sels et ceux qui exposent en donneraient.
Pour ce qui est de la dot offerte à l’entrée d’un Seliste, pouvons nous nous demander quelle richesse est créée ? Où ? Pour qui ? Ma réponse serait pour chaque personne qui pourra bénéficier de plus d’opportunités d’échanges et aussi pour le collectif. Pourrions alors envisager une contribution périodique de tous les membres pour reconnaître cette richesse offerte par le collectif ?
Il y a dans ces deux cas une confusion entre le SEL comme moyen d’échange et le SEL comme reconnaissance. Il est facile d’utiliser différents supports pour actualiser ces deux actions, comme par exemple les « baisers » dans le Sel MacaSEL
Sel et néo-libéralisme?
Pour finir, je ne crois pas que de parler de règles claires et explicites, comme la comptabilité ou l’accord entre deux personnes, nourrisse le néo-libéralisme. Selon ma compréhension, les néolibéraux veulent un marché libre comme le renard veut être libre dans un poulailler libre, parce que c’est là que les poules libres errent sans protection contre les renards libres. Je ne me sens pas du tout en lien avec cela. Je souhaite que nous trouvions un espace de permission et de protection qui, en s’inspirant de la Nature, équilibre l’efficacité et la diversité.
Et oui avec les acteurs de Community Forge nous souhaitons un marché libre dans le vrai sens du terme. « Car c’est là que des individus libres, tels que nous voulons être, peuvent opérer librement, et non sous la tyrannie de ceux qui déterminent la valeur de notre contribution. Des personnes libres ont le choix d’utiliser ou de créer d’autres systèmes d’échange, d’acheter ailleurs, de fabriquer eux-mêmes, de contribuer à la communauté et être riches, ou de stocker des richesses et être pauvres. Ils ont accès à une information libre, une éducation de qualité, des soins de santé adéquats, et ils ne craignent pas les criminels, les cartels, les faillites bancaires, la pauvreté ou l’exclusion sociale. Nous avons un long chemin à parcourir jusque-là. »[3]
Je crois que lorsque nous oserons une clarté et un accord sur nos attentes et nos engagements alors nous serons plus confiants et donc plus libres au sens d’espace de pensée et d’action individuel et collectif.